L’exposition
Né en 1912 à Gentilly, en banlieue parisienne, Robert Doisneau grandit dans le milieu de la petite bourgeoisie, qu’il exècre. Formé à l’École Estienne, il obtient un diplôme de graveur-lithographe et devient dessinateur de lettres à l’Atelier Ullman, puis photographe pour les usines Renault à Boulogne-Billancourt. En 1939, il signe un contrat avec l’agence Rapho en tant que photographe indépendant, mais la déclaration de guerre interrompt la réalisation de sa première commande. Maximilien Vox, éditeur et typographe rencontré en 1942, lui permet toutefois de maintenir une activité pendant cette période difficile. En parallèle, Robert Doisneau déambule dans la ville occupée et photographie des scènes de la vie quotidienne. La Libération signe le début de sa coopération avec Pierre Betz, créateur de la revue Le Point, sur laquelle s’ouvre l’exposition.
« Tous les textes traitant des imprimeries clandestines ont donné la priorité aux auteurs des textes ; l’imprimeur, lui, n’apparaît que très modestement. […] Il y aurait dans cet oubli comme un restant de mépris intellectuel pour le manuel, que je n’en serais pas autrement étonné. Une injustice qu’il serait grand temps de réparer. »
Robert Doisneau
Plan de l’exposition
- Les imprimeurs clandestins vus par Robert Doisneau
- Les techniques de la prise de vue argentique : de la prise de vue au tirage
- Les actes de Résistance de Robert Doisneau sous l’Occupation et la Libération
- Robert Doisneau et la reconnaissance artistique de la Photographie : un autre esprit de résistance
LES IMPRIMEURS CLANDESTINS VUS PAR ROBERT DOISNEAU
Des imprimeurs
Sous l’Occupation, les imprimeurs parisiens ont mis leurs compétences et leur matériel au service de la Résistance en fabriquant des faux papiers ou en tirant les journaux clandestins de différents mouvements. Sans le concours des professionnels du livre, jamais la Résistance n’aurait pu se développer ni entraîner dans l’action des fractions de plus en plus larges de la société.
La vision humaniste de Robert Doisneau coïncide avec celle de Pierre Betz, amateur d’art et créateur, en 1936, de la revue artistique et littéraire Le Point, dont l’objectif est alors de “rapprocher les hommes” à travers la culture. C’est donc tout naturellement que les deux hommes se rencontrent après la Libération de Paris. Pierre Betz passe commande à Robert Doisneau d’une série de photographies immortalisant le travail des imprimeries de la Résistance : ces 48 clichés illustrent le numéro 31 de la revue, édité en mars 1945. Nées de la volonté de préserver le souvenir de ces actions résistantes, ces images sont nécessairement des reconstitutions réalisées après-guerre, avec la complicité des modèles. L’engagement de Robert Doisneau sous l’Occupation et son expérience de photographe industriel contribuent à faire de ce reportage un juste hommage rendu aux imprimeurs clandestins.
L’exposition proposera ainsi les portraits des principales figures photographiées et révélera aux visiteurs l’identité et le quotidien de ces résistants.
Du stencil au lancer de tracts
Une série de photographies, traitée comme une bande dessinée ou un roman-photo, raconte le parcours d’un imprimé clandestin, de sa fabrication à sa diffusion. Elle met en valeur les “petites mains” de la presse clandestines : dactylos, “tireurs” à la ronéo, transporteurs, distributeurs… Ces clichés permettront au visiteur de découvrir le “style Doisneau” : grâce à une composition savamment mise en scène, le photographe met en avant les mouvements et les gestes techniques des employés d’imprimerie afin de traduire de manière très lisible la réalité de leur métier.
Des histoires d’édition
Le reportage de Robert Doisneau pour Le Point témoigne de la diversité des productions écrites clandestines. Les différentes étapes de la réalisation de l’album Vaincre, des Éditions de Minuit, du Témoignage chrétien et du détournement de l’Affiche Rouge sont ainsi documentées par les photographies de Robert Doisneau.
Ce dernier a notamment mis en scène la fabrication des fameux macarons à l’effigie d’Hitler, conçus par le peintre Enrico Pontremoli et destinés à être collés en lieu et place des photos des suppliciés de l’Affiche Rouge. Ce document de propagande allemande, placardé massivement en France par l’occupant en février 1944, tend à discréditer les 23 membres des Francs-Tireurs et Partisans – Main-d’Œuvre Immigrée (FTP-MOI), des résistants de la région parisienne et membres du groupe Manouchian, alors présentés comme des terroristes. Loin de susciter l’effet escompté, l’Affiche Rouge crée, au sein de la population, un sentiment de sympathie à leur égard. Afin d’éclairer le contexte des éditions clandestines, de même que celui des événements historiques évoqués à travers les portraits d’imprimeurs, le parcours sera jalonné d’entretiens filmés des filles de Robert Doisneau, de témoins de la presse clandestine et d’universitaires spécialistes. L’une de ces interventions portera notamment sur les planches d’édition ayant permis la sélection définitive des photographies retenue pour la revue, un prêt inédit de l’Atelier Robert Doisneau.
LES TECHNIQUES DE LA PHOTOGRAPHIE ARGENTIQUE : DE LA PRISE DE VUE AU TIRAGE
L’exposition proposera un espace immersif mettant en avant les aspects techniques de la photographie, depuis la prise de vue jusqu’au tirage, pour faire découvrir aux visiteurs de tous âges la réalité du métier de photographe à l’ère de l’argentique.Dans une ambiance de chambre noire, et sous le regard expert de Robert Doisneau, dont un autoportrait grand format habillera l’espace, le visiteur découvrira l’attirail du parfait photographe, à commencer par un Rolleiflex, type d’appareil cher à l’artiste, accompagné de sa pellicule. L’ensemble du matériel exposé sera associé à un dispositif vidéo diffusant l’interview de professionnels de la photographie, parmi lesquels l’un des tireurs de Robert Doisneau à partir des années 1990 chez Publimod Photo, un des principaux laboratoires photographiques professionnels de l’époque à Paris. Cet espace sera l’occasion pour le visiteur de découvrir le métier de tireur, apparu après la Seconde Guerre mondiale avec l’essor des agences photographiques, se voulant complémentaire du travail du photographe. Pour ce faire, le visiteur sera invité à visionner la démonstration filmée d’un tirage argentique, à laquelle fera écho un diorama reproduisant un laboratoire baigné de lumière rouge.
LES ACTES DE RÉSISTANCE DE ROBERT DOISNEAU SOUS L’OCCUPATION ET À LA LIBÉRATION
Résister par la photographie
En tant que photographe, Robert Doisneau témoigne de la réalité de la vie quotidienne sous l’Occupation : tickets de rationnement, magasins vides, défilés militaires allemands… Les clichés pris dans un couloir de la station parisienne Lamarck-Caulaincourt sont saisissants de vérité, à l’heure de la guerre en Ukraine. On y voit de nombreuses personnes se réfugiant dans le métro, servant d’abri antiaérien lors d’une alerte, peu de temps après le bombardement allié à La Chapelle du 21 avril 1944. L’esprit de Résistance de Robert Doisneau s’incarne aussi dans les photographies clandestines qu’il a réalisées de soldats et militaires allemands vus de dos près de la Tour Eiffel. Le cadrage et la prise de vue de loin révèlent les risques encourus par Robert Doisneau en agissant de la sorte. En effet, dès septembre 1940, les autorités décrètent l’interdiction de photographier à l’extérieur. Dans son récit, À l’imparfait de l’objectif, il raconte d’ailleurs sa rencontre avec un policier lors d’une de ses déambulations dans la capitale, qui lui avait demandé de “ranger son trépied en vitesse”. Robert Doisneau avoue lui-même que “le moment était mal choisi. C’était stupide d’aller faire des photos à une époque où les bombes explosaient au hasard des rues.”
Robert Doisneau documente également la Libération de Paris, partant à la rencontre des FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) sur les barricades. Avec de nombreux autres confrères, répartis par quartiers, il reçoit une accréditation pour suivre l’insurrection parisienne et l’avancée des troupes alliées. Si Robert Doisneau ne souhaitait pas photographier les scènes de violence, il a fait une exception pour rendre compte des différentes facettes de la Libération de Paris, et a notamment immortalisé des FFI et un véhicule en feu place Saint-Michel. Indépendamment de ce cliché, Robert Doisneau a privilégié les scènes témoignant de la préparation des combats : les constructions de barricades insistent notamment sur les sentiments de cohésion et d’entraide qui animaient les insurgés. Malgré la gravité des événements photographiés, l’espoir se dégage de l’ensemble des photos.
Faussaire : « L’autre Doisneau »
Pendant l’Occupation, Robert Doisneau a mis ses talents de faussaire au service de la Résistance : sa formation de graveur-lithographe lui a permis de réaliser des faux papiers pour les personnes persécutées par l’occupant et par le régime de Vichy. Annette Doisneau et Francine Deroudille, ses filles, témoignent de ces actions de résistance : “Un jour, un monsieur est arrivé dans l’atelier, il était suivi et avait besoin de faux papiers immédiatement. Notre père était très embêté parce qu’il lui fallait au moins 48 heures pour réaliser les tampons et imprimer. Devant l’urgence de la situation, il a pris ses papiers d’identité, a changé la photo et les a donnés à cet homme. Jusqu’à la fin de la guerre, Serge Dobkowski s’est donc appelé Robert Doisneau et a circulé avec les papiers de notre père.”
Le photographe se défendait pourtant d’avoir fait de la Résistance et parlait plutôt d’actes de solidarité dans un contexte de peur et d’oppression. Durant toute la guerre, il a travaillé de façon isolée. Ce n’est qu’au soir de la Libération qu’il a rencontré tous les artisans anonymes de la Résistance, et qu’il a découvert qu’il avait œuvré pour le réseau auquel appartenait aussi Roger Vailland.
ROBERT DOISNEAU ET LE MUSÉE DE LA RÉSISTANCE NATIONALE À CHAMPIGNY-SUR-MARNE
Depuis la fondation du musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne, celui-ci entretient des liens privilégiés avec Robert Doisneau et ses filles. En 1985, à l’occasion de son inauguration, l’établissement reçoit par l’intermédiaire de Mounette Dutilleul un premier don composé d’une vingtaine de photographies et de textes manuscrits et tapuscrits autographes. En 1994, année du décès de Robert Doisneau, le musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne publie, avec le concours du Conseil général du Val-de-Marne, de la DRAC et du CDDP, l’album Robert Doisneau. De la Résistance à la Libération, paru aux Éditions Hoëbeke. En 2005, une exposition consacrée à Robert Doisneau et aux imprimeurs clandestins est revenue plus amplement sur les clichés du reportage pour Le Point. À cette occasion, un nouvel ensemble de tirages a été remis au musée par l’Atelier Robert Doisneau. Enfin, en 2013, le musée a conçu l’exposition itinérante “Robert Doisneau, les imprimeurs de la Résistance : des mots pour résister”. Cette fois-ci, l’Atelier Robert Doisneau a remis au musée les tirages numériques correspondant à la donation de 2005.
Le travail mémoriel de l’Atelier Robert Doisneau
Cette relation de confiance se poursuit aujourd’hui, l’exposition “Robert Doisneau, l’esprit de Résistance” ayant été rendue possible grâce au travail mené par Annette Doisneau et Francine Deroudille sur l’œuvre de leur père au sein de l’Atelier Robert Doisneau. Installé à Montrouge, dans l’appartement où le photographe avait lui-même travaillé pendant plus de 50 ans, l’Atelier Robert Doisneau assure la conservation et la représentation de son œuvre et de son matériel photographique. 450 000 négatifs y sont archivés, numérotés et classés, permettant ainsi de poursuivre la création d’expositions et l’édition d’ouvrages.
L’Atelier Robert Doisneau conserve également des archives personnelles qui permettent de comprendre l’homme qui se cachait derrière le photographe et le “résistant”. Grâce aux témoignages filmés de ses filles, cette section de l’exposition permettra au visiteur de comprendre les relations de Robert Doisneau avec les réseaux résistants. Cet homme modeste, qui ne se considérait pas lui-même comme un résistant, a longtemps évité d’évoquer la période de la guerre. Le reportage revient également sur les échanges entre Robert Doisneau et Guy Krivopissko, ancien conservateur du musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne.
ROBERT DOISNEAU ET LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE : UN AUTRE ESPRIT DE RÉSISTANCE
L’esprit de Résistance de Robert Doisneau se traduit aussi dans sa manière de lutter pour l’organisation et la reconnaissance de la profession de photographe. Après-guerre, la pratique de la photographie se transforme, s’imposant dans le secteur de la presse illustrée, mais aussi dans ceux de la publicité et de l’édition. Robert Doisneau rejoint alors les mouvements visant à organiser et à défendre la pratique professionnelle de la photographie. En 1968, il accède à la présidence de l’Association nationale des Journalistes Reporters Photographes (ANJRP) qui milite notamment pour le respect du droit d’auteur et la signature des photographies.
À cet égard, il s’inscrit dans un processus plus large, celui de la reconnaissance de la photographie comme art et non comme simple outil documentaire, une volonté apparue dès la fin du XIXe siècle et qui s’est véritablement affirmée durant le XXe siècle.
À partir de 1945, Robert Doisneau participe activement au succès de la revue Le Point en réalisant de nombreux portraits d’artistes et d’écrivains comme Braque, Colette ou Picasso. C’est d’ailleurs après être passé sous l’objectif du photographe que Blaise Cendrars propose à Robert Doisneau un projet commun autour de la banlieue de Paris. L’écrivain décèle alors un certain “génie” dans les images que lui envoie le photographe, signant le début de sa reconnaissance en tant qu’auteur dans les milieux artistiques et littéraires. La Banlieue de Paris, ouvrage fondateur, marque donc un tournant dans sa carrière. Bien qu’il fut quotidiennement soumis au travail de commande pour des raisons matérielles, Robert Doisneau était attaché à sa liberté d’inspiration. Il n’hésitait donc pas à “voler du temps à son employeur” en saisissant les images qui l’animaient à l’occasion des commandes qui lui étaient adressées.
Si Robert Doisneau a incarné la photographie humaniste qui a pris naissance dans les banlieues parisiennes des années 1930, les premières expositions du mouvement ne sont apparues que timidement en France, à partir du milieu des années 1960. Le succès médiatique à grande échelle et la reconnaissance institutionnelle de la photographie, et de Robert Doisneau en particulier, ne surviennent quant à elles que dans les années 1980. Le Baiser de l’Hôtel de Ville, réalisé en 1950 et alors passé inaperçu, devient en 1985 une icône, faisant de Robert Doisneau une référence incontournable de la photographie française.